« Maman ! »
Ce simple mot, si rassurant, réchauffe le cœur de la pégase grise. Elle ouvre aussitôt les yeux, et découvre un visage qu’elle ne connaît que trop bien, celui d’une petite licorne mauve aux crins blonds. Autour d’elles, des murs jaunes, un parquet un peu vert, des coussins, des tapis, un canapé bleu. Derpy n’ose pas y croire. Le château a disparu ? Lyra et Maud sont-elles sauvées ? Dinky est-elle bien là, devant elle ? La jument tend le sabot, le passe dans la crinière de sa fille.
« Dinky… » murmure-t-elle, les larmes aux yeux.
Elle la serre fort contre elle. Tout va bien, maintenant… La maison, Dinky, ses amis. Elle est de retour chez elle, enfin… Enfin ! Plus de manoir, plus de fantômes ou de tableaux machiavéliques. Elle peut presque sentir l’odeur de muffins à la myrtille. Tout est si calme, si paisible, si tranquille… Adieu forêt, adieu sombre bâtisse.
« Tu as bien pris ton goûter ? demande-t-elle, inquiète. Que s’est-il passé durant mon absence ?
-Rien de spécial ! Mais le muffin était bon ! »
Nouveau câlin. Plus jamais d’aventure dans la forêt Everfree. La jument cendrée est saine et sauve, et tout va bien… Oui, tout va bien ! Enfin, elle est à la maison !
« Maman, tu vas être en retard ! » sourit la petite pouliche en tendant une casquette de factrice.
A regret, Derpy se coiffe de son couvre-chef. Oh, après tout… Ce n’est que la vie, n’est-ce pas ? Elle aurait aimé garder sa fille entre ses sabots, sentir sa crinière blonde, mais il faut aller travailler. Comme c’est bon d’être chez soi…
Les bruits du quotidien chantent autour d’elle. Derpy se sent euphorique. Ses sabots ne touchent plus terre. Elle s’envole, sautille en faisant sa tournée, salue les Cake, salue Rainbow Dash, salue tous ceux qui passent. Bonjour Raindrops ! Bonjour Cheerilee ! Livrer le courrier ne l’a jamais autant enchantée. Elle danse, elle fait sa petite pouliche de chemin. Même si personne ne lui répond, elle ne s’en soucie pas. Elle est de retour chez elle, loin de cet endroit terrifiant, et c’est tout ce qui compte. Elle met des lettres dans les boîtes, soulève le petit drapeau rouge, puis passe à la maison suivante, avec une grande gaieté. Ses sabots quittent le sol en rythme tandis qu’elle sifflote une comptine. Le Docteur passe à toute vitesse devant elle, elle lui met une enveloppe sur la tête et esquisse un pas de danse. Prête à improviser une chanson, Derpy s’envole dans le ciel et lance plusieurs lettres au vent, avant de foncer et de les rattraper en riant. Elle fait la toupie, elle rit, elle s’amuse toute seule, en liberté, elle profite. Là, elle voit le toit de Sugarcube Corner, ici celui de la mairie ! Comme ces repères sont familiers et rassurants !
Son sac est vide, la journée s’achève. Tout en riant et chantonnant, la pégase grise danse dans les rues. Elle s’attarde, elle regarde par les fenêtres pour faire coucou aux poneys. Respirer les fleurs, sauter dans les flaques d’eau, chacun de ces petits gestes de tous les jours lui procurent un bonheur plus qu’intense. De fleur en mur, de nuage en flaque, elle finit par arriver chez elle. Elle salue une foule imaginaire, puis finalement, ouvre la porte de sa maison.
« Dinky ! Je suis rentrée ! Est-ce que… »
Les mots meurent sur ses lèvres. Le salon est baigné dans l’obscurité. Seule une lumière irréelle éclaire faiblement les silhouettes de deux poneys. Derpy n’a pas besoin de regarder plus longtemps pour les reconnaître.
Lyra et Maud.
Elles sont là, elles dorment. Derpy cligne des yeux. Non… C’est impossible… Le cauchemar n’était-il pas terminé ? Ne sautillait-elle pas à l’instant dans les rues de Ponyville ? Elle respire profondément, s’approche de ses deux compagnes d’infortune. Lyra remue péniblement dans son sommeil. Son visage est crispé, elle halète, ses sabots s’agitent dans le vide, comme si elle était aux prises avec un assaillant imaginaire. Maud semble d’abord plus sereine, mais son souffle est lourd, ses flancs se soulèvent péniblement. Derpy relève la tête, les yeux embrumés. Un léger bruit de sabot se fait entendre et elle se tourne vers la porte de sa maison. Dinky est là, les yeux larmoyants.
« Maman… »
Le cœur de Derpy se serre à ce mot. Elle ne peut pas… Quel que soit son choix, ce sera le mauvais. Comment peut-elle abandonner sa fille… Comment peut-elle abandonner deux juments… Un instant, Derpy est tentée de se jeter sur la petite licorne mauve, de lui promettre qu’elle ne l’abandonnera pas, de rester pour toujours avec elle. La jument cendrée lève un sabot, s’avance vers sa fille. Les regrets lui font monter les larmes aux yeux. Pardon… C’est tout ce qu’elle demande. Pardon, Dinky. C’est un rêve… Ce n’est pas réel… Mais… La factrice s’efforce de faire un sourire pour réconforter la petite licorne qui la regarde d’un air suppliant.
« Tu as toute la ville avec toi. Elles sont toutes seules. Tu comprends… Tu comprends, Dinky… N’est-ce pas… ? »
La petite licorne regarde sa mère droit dans les yeux, puis baisse la tête.
« Oui maman…
-Je rentre bientôt, mon cœur. Attends juste encore un peu... D’accord ? »
Dinky relève un instant les yeux, puis sourit avec la candeur dont les enfants seuls ont le secret.
« D’accord ! »
Derpy sourit, fière de sa brave fille.
Ses yeux s’ouvrent sur une table et un canapé plongés dans l’obscurité. La jument cendrée se lève lentement, une boule dans la gorge. Ce n’est pas fini… Il faut continuer ce périple… Trouver une sortie, pour que toutes puissent rentrer à la maison. Lyra et Maud respirent doucement, mais la factrice voit bien que sa camarade licorne pleure dans son sommeil. Bon Bon lui manque... Ponyville aussi. Il n’y a pas de doute. Quant à Maud, elle serre Boulder contre elle. Elle doit sans doute se rappeler sa ferme à rochers natale… Derpy redresse la tête. Elle va y arriver. Leur errance aura une fin, et cette fin, ce sera quand elles seront toutes les trois sorties sans encombre de ce château sans queue ni tête. Tout s’arrangera ! Elles ont une pelle, une pioche, un saint-caillou, une factrice, une musicienne et une destructrice de murs ! Elles sont les chevaliers d’une Table Ronde antique prêtes à affronter tous les dangers ! Leur quête épique les attend, rien ne les arrêtera !... Excepté un lourd gargouillement d’estomac. Il faudrait quand même songer à se sustenter…
Un peu honteuse d’avoir été interrompue dans ses glorieuses pensées par un bruit si peu gracieux, Derpy décide que la première étape de la quête épique sera de chercher quelque chose à manger. En route pour l’aventure ! Ouvrant une porte au hasard, la pégase s’engage dans un corridor sombre. Elle n’a aucune idée de la route à suivre, alors elle y va au hasard. Elle s’engage dans le labyrinthe. Là un miroir, ici un tapis… Décidément, le propriétaire aime les tapis gorgés de poussière… Elle accélère un peu le pas. A droite, à gauche, tout droit, tiens, qu’est-ce que c’est que cette odeur ? Peut-être que le monstre est en train de cuisiner quelque chose ? La jument s’avance avec méfiance. Lentement, un sabot après l’autre, le ventre touchant presque terre, telle un fin limier, elle s’approche de l’odeur étrange, jusqu’à ce que ses naseaux rencontrent un mur.
Derpy redresse la tête, méfiante… Et ses yeux croisent deux yeux reptiliens, d’un bleu intense, aux pupilles fendues, rieurs et terrifiants. Ils disparaissent soudain, faisant bondir la pauvre factrice, qui va percuter le mur opposé avec un grand fracas.
« Qu’est-ce que qu’est-ce que qu’est-ce que quoi ?! »
Terrifiée, Derpy peine à reprendre son souffle. Un nouveau courant d’air surnaturel se lève… Il n’y a rien, aucune fenêtre, rien du tout pour laisser passer une telle rafale ! Derpy pousse un hennissement de frayeur et galope à toute vitesse, gauche droite droite gauche devant droite et freine brutalement en voyant la porte de la salle de bal. Elle l’ouvre, bondit derrière et la referme violemment, pantelante.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? » grommelle la voix toute ensommeillée de Lyra. Un des yeux turquoise de Maud s’ouvre et se pose sur la factrice. Toute essoufflée, Derpy achève de cracher ses poumons avant de lâcher :
« Porte… Yeux… Dragon…
-… Vampire au souffle magique ? » soupire Lyra. Elle laisse sa tête retomber contre le canapé. « Derpy, rendors-toi…
-Non ! hoquette la pégase. On doit sortir d’ici au plus vite ! Il y a un monstre ! »
Maud se lève, récupère Boulder et le met dans la poche de sa robe. Elle se dirige ensuite vers Derpy, puis pose son regard indéchiffrable sur Lyra, qui a les yeux à peine ouverts. La licorne finit par renâcler avec agacement et se lève.
« Bon, d’accord, désolée… »
Lyra avance avec lenteur et rejoint ses camarades d’infortune. La pégase cendrée se met en marche, ses amies sur les talons. Les bruits de leurs sabots résonnent dans les longs corridors, rebondissent sur les murs. Tremblante, Derpy se demande si elles n’auraient pas mieux fait de rester immobiles…